III
DE MORT VIOLENTE

Toute la semaine qui suivit l’appareillage de la Destinée fut la pire que Richard Bolitho eût jamais connue à la mer. Il n’avait jamais été aussi occupé.

Une fois dégagé des atterrages, Dumaresq avait ordonné d’établir le plus de toile possible, autant que son bâtiment pouvait en porter sans courir trop de risques. Leur univers clos était devenu un véritable enfer : embruns glacés qui vous piquaient comme des aiguillons, violentes gerbes d’écume quand la frégate plongeait dans la lame. Ils avaient le sentiment que cette torture ne cesserait jamais. Pas même le temps d’enfiler un vêtement sec, le coq préparait vaille que vaille des repas qu’il fallait se dépêcher d’avaler.

Un jour que Rhodes le relevait, le lieutenant lui cria en essayant de dominer les hurlements de la mer et des voiles :

— Tu vois, Dick, voilà la manière de notre seigneur et maître. Il pousse toujours jusqu’à l’extrême limite, il veut voir de quoi chacun est capable…

Il disparut comme un fantôme dans une gerbe d’eau bouillonnante.

— … et cela vaut bien sûr pour les officiers !

Les hommes devenaient nerveux. Il y eut un ou deux actes d’indiscipline, mais l’intervention des officiers mariniers assortie de la menace de quelques coups de canne suffirent à faire rentrer les choses dans l’ordre.

Le capitaine était très souvent sur le pont. Allant et venant du compas à la carte, il discutait de la route avec Gulliver ou le premier lieutenant.

À la nuit, tout devenait pire. À peine Bolitho avait-il posé sa tête sur l’oreiller qu’on rappelait en haut.

— Tout le monde sur le pont ! À carguer les huniers !

C’est ainsi que Bolitho mesura pleinement la différence entre un vaisseau de ligne et une frégate. Sur un grand bâtiment, il n’était qu’un pion parmi les autres, et tout ce qu’on lui demandait était de ne pas montrer aux autres qu’il avait peur. Mais quand c’était terminé, on n’en parlait plus. Maintenant qu’il était lieutenant, les choses se passaient exactement comme Dumaresq le lui avait dit.

Par une nuit de tempête, alors que la Destinée taillait sa route dans le golfe de Gascogne, on ordonna une fois de plus de prendre un ris de mieux. Pas de lune, pas une étoile – on ne distinguait que des murailles d’eau salée qui se détachaient en blanc sur l’obscurité et faisaient paraître dérisoire le bâtiment.

Hagards, épuisés par un travail incessant, à demi aveuglés par les embruns, les hommes étaient montés et manifestaient quelque mauvaise volonté en gagnant les marchepieds tremblants puis les hunes. La Destinée se coucha brutalement et les vergues effleurèrent presque l’eau.

Forster, responsable de la hune et l’un des officiers mariniers de confiance, venait de crier à Bolitho :

— Cet homme dit qu’il ne veut pas monter, monsieur ! Je ne veux même pas savoir pourquoi.

Bolitho dut s’agripper à un hauban pour éviter une chute.

— Allez-y, Forster ! Si vous n’êtes pas là-haut, Dieu sait ce qui peut arriver !

Et ce vent qui n’arrêtait pas de hurler comme un dément, comme s’il savourait leur peur…

Jury était en train de grimper, plaqué contre les enfléchures. Les hommes de misaine avaient les mêmes problèmes. Cordages, espars, voiles, tout se liguait contre eux pour les précipiter à la mer.

Bolitho s’était alors remémoré ce que Forster lui avait raconté. L’homme en question le regardait fixement, silhouette décharnée dans sa chemise à carreaux et son pantalon de marin.

— Alors, quel est votre problème ? lui cria Bolitho en essayant de dominer le vacarme.

— J’peux pas y aller, monsieur, j’peux vraiment pas y aller.

Il faisait de violentes dénégations. Little qui passait en jurant, occupé à envoyer en tête de mât une manœuvre de rechange, s’arrêta un instant :

— Faites-moi confiance, je vais vous l’envoyer en haut, ce type !

Mais Bolitho ordonna au matelot :

— Descendez dans la cale et allez aider aux pompes !

Deux jours après l’incident, l’homme fut porté manquant. Malgré les recherches entreprises par Poynter, le capitaine d’armes, et par Colpoys, il fut impossible de le retrouver.

Little avait bien tenté de fournir sa propre explication.

— Vous auriez dû l’expédier en haut, monsieur, dût-il se rompre le dos. Ou bien, il fallait le punir. Il aurait peut-être écopé d’une douzaine de coups de fouet, mais au moins, il se serait senti un homme !

Bolitho avait du mal à admettre ce point de vue, mais il avait fini par s’y ranger. Il avait fait fi de la fierté de ce matelot. S’il avait été puni, ses camarades auraient pris son parti, alors que l’homme n’avait pu supporter leur mépris.

La tempête s’apaisa au bout de six jours et les laissa épuisés. On répara la voilure et on remit le bord en bon ordre.

Tout le monde savait désormais leur prochaine destination. Ils devaient faire escale dans l’île portugaise de Madère, encore que personne ne connût le but de l’expédition. Rhodes avait cependant sa petite idée : il fallait remettre à niveau la réserve de vin du chirurgien…

Dumaresq avait certainement lu dans le livre de bord le procès-verbal relatif à la mort du matelot, mais il n’en avait soufflé mot à Bolitho. À la mer, on mourait bien plus nombreux par accident qu’au combat.

Bolitho s’en voulait. Forster et Little, qui avaient des années d’expérience, s’étaient adressés à lui parce qu’il était leur lieutenant.

— C’est pas grave, il ne valait pas grand-chose, avait remarqué Forster négligemment.

Quant à Little :

— Peu importe, ç’aurait pu être pire, m’sieur.

Il était invraisemblable de voir à quel point l’amélioration du temps changeait les choses à bord. La frégate semblait revivre, les hommes montaient réparer une poulie ou refaire une épissure sans jeter de regards terrorisés derrière eux.

Le matin du septième jour, alors que des fumets savoureux s’échappaient de la cuisine, la vigie cria :

— Ohé du pont ! Terre sous le vent !

Bolitho était de quart et demanda à Merrett de lui apporter une lunette. L’aspirant ressemblait à un vieillard après une semaine de gros temps et de travail harassant. Enfin, il était toujours vivant et à l’heure pour prendre son quart.

— Voyons voir.

Bolitho cala la lunette contre un hauban et la pointa au ras de la figure de proue.

— Madère, monsieur Bolitho, ravissante petite île, fit Dumaresq qui était arrivé sans bruit.

Bolitho le salua. Décidément, le capitaine arrivait toujours en silence.

— Je… je suis désolé, monsieur.

Dumaresq, souriant, lui prit la lunette des mains. Il observa l’île un moment avant de remarquer :

— Lorsque j’étais lieutenant, je m’arrangeais toujours pour être prévenu de l’arrivée inopinée du capitaine.

Et il se tourna vers Bolitho, interrogateur.

— Mais ce n’est pas votre cas, j’imagine, autant que je peux en juger.

Il rendit la lunette à Merrett et conclut :

— Venez donc marcher un peu avec moi, l’exercice vous fera du bien.

Le capitaine et son plus jeune lieutenant entamèrent ainsi une longue série d’allers et retours le long du bord au vent, enjambant machinalement apparaux et palans de retraite.

Dumaresq dit quelques mots de sa maison de Norfolk, mais sans parler des êtres qui y vivaient. Il ne laissa même pas entendre s’il était marié ou non.

Bolitho faisait tout son possible pour se mettre à la place de son capitaine. L’homme était capable de parler de choses sans importance tandis que son navire voguait paisiblement sous son édifice de voiles. Ses marins, ses fusiliers, tout ce qui pouvait lui permettre de combattre, voilà quels étaient ses seuls soucis. Pour le moment, ils se dirigeaient vers une île, puis ils repartiraient pour une autre destination lointaine. Comme le père de Bolitho le lui avait dit un jour, un capitaine ne connaît qu’une seule loi. S’il gagne, d’autres que lui en tirent bénéfice. Et s’il perd, c’est sa faute.

— Vous vous sentez bien à bord ? lui demanda brusquement Dumaresq.

— Oui monsieur, enfin je crois.

— Parfait. Si vous vous faisiez encore des idées noires à propos de ce matelot, je vous demanderais de démissionner. La vie est le plus grand don de Dieu. La risquer est une chose, la gaspiller en est une autre. Cet homme n’avait pas le droit de faire ce qu’il a fait, mais oublions tout cela.

Il se retourna en voyant Palliser apparaître sur le pont, le capitaine d’armes sur les talons.

Palliser salua son capitaine, mais c’était Bolitho qu’il regardait.

— J’ai une demande de punition contre deux matelots, monsieur.

Il sortit le cahier d’enregistrement.

— Vous les connaissez tous les deux.

Dumaresq oscillait lentement d’avant en arrière, comme s’il jaugeait son équilibre.

— Nous verrons cela quand on piquera deux coups, monsieur Palliser. Il n’y a pas de raison de priver les gens de dîner.

Et il reprit ses allées et venues, saluant au passage le maître de quart, comme un seigneur son garde-chasse.

Palliser referma sèchement son livre.

— Mes compliments à monsieur Timbrell, demandez-lui de faire préparer le caillebotis.

Et se tournant vers Bolitho :

— Alors ?

— Le capitaine m’a parlé de sa maison de Norfolk, monsieur.

— Je vois, fit Palliser, l’air vaguement déçu.

— Pourquoi le capitaine porte-t-il un gilet rouge, monsieur ?

— Vous me voyez surpris, répondit Palliser en regardant le capitaine d’armes qui revenait avec le bosco : je pensais que ces relations si confiantes vous auraient permis de l’apprendre.

Bolitho dut réprimer un sourire : au bout de trois ans passés avec le même capitaine, Palliser ne connaissait pas la réponse.

Accoudé à la rambarde avec Rhodes, Bolitho admirait l’activité du port. Ils étaient mouillés dans la rade de Funchal ; seuls le canot du capitaine et une annexe flottaient le long du bord. Apparemment, songea-t-il, personne ne serait autorisé à descendre à terre.

De pittoresques embarcations locales, avec leur haute étrave typique, tournaient autour de la frégate pour essayer de vendre aux marins désœuvrés fruits et châles, grandes jarres de vin et autres produits de l’île.

La Destinée avait mouillé au milieu de l’après-midi. Tout l’équipage s’était massé sur le pont pour admirer la beauté du site. Derrière les maisons blanches, les collines étaient couvertes de fleurs et d’arbustes, spectacle propre à réchauffer les cœurs après cette dure traversée. Tout cela était maintenant oublié, de même que les deux séances de fouet.

Rhodes sourit en montrant à Bolitho une des embarcations dont l’équipage était formé de trois filles aux cheveux sombres allongées sur des coussins et qui fixaient les deux officiers d’un air insolent. Elles avaient visiblement quelque chose à vendre.

La fumée du salut au gouverneur portugais n’était pas encore dissipée que le capitaine Dumaresq était à terre. Il avait dit à Palliser qu’il allait faire sa visite protocolaire, mais Rhodes n’en croyait rien.

— Il est bien trop excité pour qu’il s’agisse d’une simple visite officielle. Dick, je sens de l’intrigue dans l’air.

Le canot était revenu à bord pour embarquer Lockyer, l’écrivain. Il avait pour instructions de prendre quelques papiers dans le coffre du capitaine. Lockyer, sa serviette sur le dos, attendait la chaise de calfat que lui préparaient les boscos pour le descendre dans l’embarcation.

— Regardez-moi ce vieil imbécile, persifla Palliser, ça ne va jamais à terre, mais quand c’est le cas, il faut préparer une chaise à monsieur pour lui éviter de se noyer !

— C’est sans doute l’ancêtre du bord, fit Rhodes en riant pendant qu’on le descendait dans la chaloupe.

Bolitho s’était déjà fait cette réflexion : l’équipage était plutôt jeune, et les vieux briscards comme il en avait connu sur son soixante-quatorze, assez rares. Sur un grand bâtiment, le maître d’équipage n’arrivait au faîte de sa carrière que pour partir à la retraite, alors que Gulliver n’avait pas trente ans.

Les hommes paraissaient plutôt en bonne santé, en grande partie grâce au chirurgien, à en croire Rhodes. Un tel homme était précieux, qu’il s’agît de prévenir le scorbut ou de lutter contre toutes les maladies qui peuvent infester un navire.

Bulklev faisait partie des rares privilégiés autorisés à descendre à terre. Le capitaine l’avait envoyé acheter tous les fruits frais qu’il pourrait trouver, et Codd avait reçu la même consigne pour les légumes.

Bolitho ôta son chapeau pour profiter du soleil. Il aurait bien aimé découvrir cette ville, s’asseoir à l’ombre dans une taverne comme celle que Bulklev et les autres lui avaient décrite.

Le canot avait accosté et les fusiliers faisaient la haie pour permettre au vieux Lockyer de traverser la foule.

— Tiens, tiens, votre ombre n’est pas loin, fit Palliser.

Bolitho tourna la tête : Stockdale était agenouillé près d’une pièce de douze et écoutait attentivement Vallance, le chef canonnier. Il faisait des gestes, passait la main sous l’affût. Bolitho surprit chez Vallance un signe d’approbation, accompagné d’une bourrade sur l’épaule.

Voilà qui était plutôt insolite. Vallance n’était pas connu pour être facile. Il veillait avec un soin jaloux sur son domaine, de la sainte-barbe aux équipes de pièces, et ne laissait à personne le soin de s’occuper des détails.

Le canonnier s’approcha de Palliser qu’il salua.

— C’est ce nouveau, Stockdale, monsieur. Il vient de résoudre un problème sur lequel je m’arrachais les cheveux depuis des mois. Vous savez, c’est depuis une réparation, ça ne m’avait jamais vraiment satisfait. Et Stockdale pense que nous pourrions remettre l’affût…

Palliser l’interrompit d’un claquement de mains.

— Vous m’étonnerez toujours, monsieur Vallance. Mais faites comme vous l’entendez – il se tourna vers Bolitho : Votre recrue ne dit pas grand-chose, mais on dirait qu’elle fait son trou.

Bolitho vit Stockdale qui le regardait depuis le pont inférieur. Il lui fit un petit signe amical, auquel le marin répondit par un large sourire illuminé.

Jury, qui était de quart, l’appela :

— L’embarcation pousse de la jetée, monsieur !

— Ils ont fait vite, remarqua Rhodes en prenant une lunette. Et si le capitaine rentre à bord, je ferais mieux de…

Il s’arrêta net et lâcha :

— Monsieur, ils ramènent Lockyer à bord !

Palliser saisit à son tour une lunette pour observer le canot peint en vert.

— L’écrivain est mort, je vois le sergent Barmouth qui le soutient.

Bolitho prit la lunette des mains de Rhodes. À première vue, rien d’anormal. Le joli petit canot faisait force de rames vers la frégate, les avirons blancs plongeaient impeccablement dans l’eau, l’armement portait chemises à carreaux et chapeaux noirs.

La chaloupe fit un écart pour éviter un tronc d’arbre et Bolitho vit enfin le sergent Barmouth. Il maintenait le secrétaire que l’on reconnaissait à ses cheveux clairsemés pour l’empêcher de passer par-dessus bord.

Il portait une blessure horrible à la gorge, aussi rouge au soleil que la tunique écarlate du fusilier.

— Et le chirurgien qui est à terre avec presque tous ses aides ! murmura Rhodes. Par Dieu, ils vont le payer cher !

— Mais cet homme que vous avez ramené à bord avec les autres, monsieur Bolitho, fit Palliser en claquant des doigts, celui qui travaillait chez un apothicaire, où est-il ?

— Je cours le chercher, monsieur, fit vivement Rhodes. Le chirurgien m’a dit qu’il lui avait donné quelques petits travaux pour le tester, il doit être à l’infirmerie.

— Dites à l’aide du bosco de gréer un autre canot, ordonna Palliser à Jury. Il ne s’agit pas d’un accident, ajouta-t-il en se grattant le menton.

Les embarcations locales s’écartèrent pour laisser accoster le canot.

L’embarcation s’approcha lentement de la coupée et un murmure d’horreur parcourut les rangs. Du sang ruisselait sur le pont, Rhodes et l’apothicaire se précipitèrent pour prendre le cadavre.

L’homme s’appelait Spillane. Bien mis de sa personne, ce n’était apparemment pas le genre de personnage à aller courir l’aventure. Mais il paraissait compétent, et Bolitho fut heureux de le savoir à bord en l’observant donner ses ordres aux marins.

— Ouais m’sieur, racontait le sergent Barmouth, je m’étais assuré que l’écrivain passait sans encombre au milieu de la foule et j’étais revenu à mon poste sur la jetée, quand j’ai entendu un grand cri, tout le monde hurlait, vous savez, m’sieur, c’est comme ça qu’ils font dans ces pays.

— Soyez bref, sergent, le coupa Palliser. Et ensuite ?

— J’l’ai r’trouvé dans une allée, m’sieur, la gorge ouverte.

Il pâlit en apercevant son officier qui arpentait nerveusement la dunette : il allait devoir tout raconter à Colpoys en repartant de zéro. Comme tous ceux de son corps, le lieutenant de fusiliers détestait par-dessus tout voir un officier de marine marcher sur ses plates-bandes.

— Et la sacoche avait disparu ? ajouta Palliser avec hauteur.

— Oui m’sieur.

Palliser ne mit pas longtemps à prendre sa décision.

— Monsieur Bolitho, descendez à terre avec un aspirant et six hommes. Je vais vous indiquer l’adresse à laquelle vous trouverez le capitaine. Racontez-lui ce qui s’est passé, mais pas de tragédie, rien que les faits.

Bolitho le salua, ravi à cette idée, même s’il était encore sous le choc de la mort brutale de Lockyer. Quand il lut le morceau de papier que Palliser lui avait glissé dans la main, il découvrit qu’il ne s’agissait ni de la résidence du gouverneur ni d’aucune d’une adresse officielle.

— Emmenez Mr Jury et choisissez vous-même vos six hommes. Et je veux qu’ils soient impeccables.

Bolitho se dirigea vers Jury et entendit Palliser qui s’adressait à Rhodes :

— J’aurais pu vous envoyer à terre, mais Mr Bolitho et Jury ont des uniformes plus flambants que le vôtre et je ne voudrais pas faire honte au bâtiment !

En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le canot voguait vers la terre. Bolitho venait de passer une semaine entière à la mer, mais elle lui avait paru une éternité, tant son nouvel univers était déconcertant.

— Merci de m’avoir emmené, monsieur, lui dit Jury.

Bolitho ruminait la dernière sortie du second. Palliser ne pouvait résister au plaisir de lancer une pique. Et pourtant, c’est lui qui avait pensé à Spillane, lui qui avait remarqué Stockdale quand il réparait ce canon. Cet homme avait décidément plusieurs facettes.

— Ne laissez pas les hommes s’égailler, répondit-il enfin.

Il s’arrêta en voyant Stockdale, à moitié caché derrière les hommes aux avirons. Dieu sait comment, il avait trouvé le moyen de se changer et d’enfiler une chemise et un pantalon blanc. Il portait en outre son couteau.

Stockdale fit mine de ne pas s’apercevoir de sa surprise.

— Oubliez ce que je viens de dire, reprit Bolitho à l’intention de Jury. Vous ne risquez rien.

Que lui avait dit le géant, déjà ? Ah oui : « Je ne vous quitterai pas, ni maintenant ni jamais. »

Le patron s’approcha tout près du quai avant d’ordonner lève-rames.

Courant doucement sur son erre, le canot s’arrêta au pied d’un escalier de pierre et le brigadier crocha une vieille chaîne rouillée.

Bolitho ajusta son ceinturon et leva la tête : les habitants étaient venus voir le spectacle. L’atmosphère était chaleureuse, et pourtant, un homme venait de se faire assassiner à quelques pas. Les fusiliers s’empressèrent, mais, en dépit d’une attitude toute militaire, ils sentaient l’alcool. L’un d’eux portait même une fleur à la boutonnière.

Bolitho se repéra rapidement puis emprunta la première rue, feignant la plus grande assurance. Les marins lui emboîtèrent le pas, clignant de la paupière et jetant des œillades aux filles qui les regardaient passer penchées à leur balcon ou de derrière leur fenêtre.

— Mais monsieur, qui a bien pu vouloir la mort de ce pauvre Lockyer ? lui demanda Jury.

— Je me le demande.

Bolitho hésitait sur le chemin à suivre. Il décida de prendre une étroite ruelle en pente, si étroite que les toits semblaient se rejoindre à en cacher le ciel. L’air embaumait, quelqu’un jouait de la musique.

Il sortit son bout de papier, vérifia l’adresse et s’arrêta devant un lourd portail de fer. Une fontaine coulait doucement au milieu de la cour ; ils étaient arrivés.

Jury avait le regard qui fouinait partout, et Bolitho se souvint qu’il en avait fait autant lui-même en pareille circonstance.

— Venez avec moi, lui dit-il doucement. Fais le guet à la porte, lança-t-il plus fort, à Stockdale, et que personne ne sorte sans mon autorisation, c’est compris ?

Stockdale lui fit un petit signe entendu : seul un demeuré aurait pu essayer de passer.

Un domestique les introduisit dans une pièce à la fraîcheur agréable qui dominait le patio. Dumaresq dégustait un verre de vin en compagnie d’un homme d’un certain âge, à la peau parcheminée et qui portait la barbe taillée en pointe.

Dumaresq ne bougea pas de son siège.

— Oui, monsieur Bolitho ? Des ennuis ?

Si cette subite apparition l’avait surpris, il n’en montra rien.

Bolitho lui désigna le vieil homme du regard, mais Dumaresq l’arrêta :

— Nous sommes ici entre amis, parlez.

Bolitho lui narra ce qui s’était passé depuis le moment où le secrétaire avait quitté le bord avec sa sacoche.

— Le sergent Barmouth n’est pas idiot, fit Dumaresq. Si la sacoche était restée là, il l’aurait vue.

Il se détourna pour dire quelques mots au vieillard dont le regard fut traversé d’un éclair d’inquiétude, mais il se ressaisit immédiatement.

Bolitho n’en croyait pas ses oreilles : l’hôte de Dumaresq avait beau vivre à Madère, le capitaine s’exprimait en espagnol. C’était à n’y rien comprendre.

— Retournez à bord, monsieur Bolitho, ordonna Dumaresq. Présentez mes compliments au premier lieutenant et dites-lui de rappeler à bord le chirurgien et tous ceux qui sont descendus à terre. J’ai l’intention d’appareiller à la tombée de la nuit.

Bolitho essaya de ne pas penser à la difficulté que cela représentait, sans parler du risque que l’on court à quitter un port dans l’obscurité. Mais il était évident qu’il y avait urgence, et que le meurtre de Lockyer les inquiétait tous.

Il salua le vieil homme puis dit à Dumaresq :

— Charmante demeure, monsieur.

Le vieillard lui sourit en se courbant aimablement.

Bolitho descendit les marches, Jury toujours sur les talons. Comme il ne comprenait rien à ce qui se passait, il préférait se concentrer sur le moment présent.

Il ne savait pas si le capitaine avait saisi sa petite manœuvre : son hôte avait très bien compris quand il avait vanté sa charmante demeure. Par conséquent, si Dumaresq s’adressait à lui en espagnol, c’était afin de ne pas être compris de Jury et de lui-même. Mais il résolut de garder cette énigme pour lui.

Comme il l’avait annoncé, Dumaresq prit la mer le soir même. Une douce brise gonflait les voiles de la Destinée qui appareilla sous focs et huniers en se faufilant parmi les bâtiments au mouillage. Le cotre avait été mis à l’eau pour la guider et sa lanterne faisait comme une luciole.

À l’aube, Madère n’était plus qu’un petit point rougeâtre à l’horizon. Bolitho n’était pas trop sûr que le secret fût caché dans le petit chemin où Lockyer avait perdu la vie.

 

Le feu de l'action
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